EX OCCIDENTE, NON EX ORIENTE, LUX!
Au jour le jour
2021
25.03.2021: Bonne fête de la liberté !
04.03.2021: Un pays qui a l’âme dans l’eau…
Chère Mylène,
Je vous écris, car en France il n’y a personne pour écrire à part vous, pour être honnête. Les hommes et les femmes politiques, artistes et écrivains français connaissent à peine mon pays. Et même s’ils le connaissent, ils l’appellent toujours à l’ancienne (la Biélorussie), comme s’ils vivaient encore au 20e siècle. Et puis ils confondent souvent mon pays avec la Russie. Vous connaissez le Bélarus, car vous avez donné un concert à Minsk en 2013. Vous connaissez le Bélarus, car vous êtes charmée par l’Europe orientale, par la neige et par les cultures mélancoliques… Et, bien sûr, le public bélarussien vous connaît. À dire vrai, pour la plupart des Bélarussiens, la musique française est avant tout associée à votre nom. Au Bélarus vous avez vraiment une grande communauté d’admirateurs.
Et je me permets de vous écrire non seulement pour vous dire des choses que vous savez déjà, mais aussi pour vous informer de la violence qui déferle très près. À cause du coronavirus et des élections américaines, les nouvelles du Bélarus n’atteignent pas l’UE, car les pensées des Européens sont occupées par le vaccin contre le coronavirus, et non par les affaires de pays peu connus. Et pourtant, dans une Europe géographique, très proche de l’UE, depuis six mois une Nation méconnue est quotidiennement violée par le dictateur Lukašenka. En février 2021, on compte 246 prisonniers politiques au Bélarus. Près de 200 000 Bélarussiens ont été condamnés à une amende pour avoir protesté contre la violence et l’arbitraire. La police et les services secrets en noir kidnappent des personnes pendant la journée devant tout le monde, violent des personnes avec des matraques de police. Tout un pays a l’âme dans l’eau. Le pays tout entier n’a aucun soutien. Cela n’a aucun sens de se tourner vers le technocrate et russophile Е. Macron, c’est stupide de demander l’aide des élites françaises élevées dans l’esprit russophile et qui ne savent pas exactement où se trouve le Bélarus. Malheureusement, la Russie soutient le dictateur bélarussien et justifie de toutes les manières possibles la violence.
Je sais aussi qu’il est peut-être trop naïf de vous écrire dans une telle situation. Vous êtes loin et vous n’êtes pas une politicienne. La dernière chose que je veux que vous ressentiez est un devoir. Au contraire, je tiens à vous remercier pour votre créativité et vos chansons qui nous aident à faire face au stress et à la violence du lukašisme. Je sais que beaucoup de vos fans bélarussiens – prisonniers ou déjà libérés – comme personne comprennent mieux et interprètent à leur manière les paroles de votre dernière et très intime chanson « L’âme dans l’eau ».
02.03.2021: La féminisation de la langue bélarussienne
La féminisation est d’une part la création de terme désignant au féminin des métiers, titres, grades et fonctions et d’autre part la féminisation des textes, ou techniques d’introduction explicite des marques du féminin lors de la rédaction de textes (rapports, formulaires, articles de journal ou de revue, etc.). Si d’un point de vue linguistique la féminisation de la langue c’est juste une question de procédé consistant à marquer des formes féminines de noms ou d’adjectifs, d’un point de vue sociolinguistique la féminisation de la langue c’est une question de marginalistaion historique des formes féminines. Actuellement la sociolinguistique s’intéresse à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions, mais aussi à de nombreuses pratiques qui permettent un usage systématique, symétrique, certainement conjoint et éventuellement réciproque, des deux genres dans la rédaction de la langue.
Dans le contexte bélarussien la féminisation de la langue s’inscrit à la logique générale de la (dé)marginalisation du féminin (par exemple, la (dé)marginalisation des noms de métiers: міністарка – міністар, япіскапка – япіскап, рэктарка – рэктар, акадэміня – акадэмік, etc.). Pourquoi la démarginalisation ? Car des études historiques de la langue (Paŭlenka, Stankievič) ont montré qu’avant – jusqu’au 17e siècle, la langue bélarussienne (le vieux-bélarussien) avait des formes féminines correspondant à des formes masculines pour pratiquement tous les termes servant à désigner des métiers, titres, grades et fonctions, car du haut en bas de l’échelle sociale, les femmes étaient présentes et leurs activités énoncées par des termes qui rendaient compte de leur sexe. Elle usait pour ce faire de la dérivation: au Moyen-Âge, les femmes pouvaient être doctoresses, médecines, médecineuses, peintresses, physiciennes, chanoinesses, etc. Même plus tard à l’époque de la marginalisation et de la prohibition du bélarussien par les autorités polonaises et russes au 18-e et au 19-e siècle, la langue orale continuait féminiser de nombreux noms de métiers et créaient de nouveux féminitifs (voir le Dictionnaire du bélarussien de I. Nasovič, mais aussi le manuscrit du dictionnaire de J. Cichinski: атаманка, кавалерка, камандорка, капралка, крытычка, лаўчыня, мысьлярка, прафэсарка, спраўчыня, etc.).
Le 20-e siècle devint la période de la création de la langue littéraire moderne et une période très propice à la propagation des féminitifs: vers la fin du 20-e siècle le bélarussien comprend plus de 2500 féminitifs Nomina agentis. Avec cela un autre problème surgit – celui de la russification du bélarussien et du dérapage de la féminisation au sein du bélarussien dus au conservatisme, à la domination masculine, bien sûr, mais avant tout dus à la domination russe, au conservatisme des pratiques langagières du russe.
Malgré la fragilisation du bélarussien au 21-e siècle les pratiques de féminisation sont de retour. Si avant c’était grâce aux classiques, mais aussi au bélarussien de diaspora, maintenant c’est grâce aux féministes, à de jeunes générations de bélarussophones que la féminisation de noms de métiers devient une norme et une pratique de plus en plus visible, presque officielle.
01.03.2021: Quelques remarques sociolinguistiques sur les noms propres bélarussiens dans la langue française
J’observe avec une grande inquiétude ce qui se passe au Bélarus. Avec inquiétude et fierté pour les courageux Bélarussiens fatigués du dictateur Lukašenka. Et avec un tel chagrin, je lis les nouvelles dans les journaux français sur mon pays. Bien sûr, la France écrit sur la dernière dictature de l’Europe, mais je suis attristé par une autre chose – comment elle continue de décrire les Bélarussiens selon la langue des 19–20 siècles. Parfois, au contraire, j’ai l’impression de lire les actualités sur Mars et ses habitants. Parfois, je ne reconnais tout simplement pas les Bélarussiens célèbres sur lesquels les journalistes français écrivent, car ils écrivent leurs noms selon les normes de translittération de la langue russe, même si depuis 30 ans le Bélarus est un pays indépendant, bien qu’autoritaire et souvent méconnu. Dans le même temps, il existe depuis longtemps des règles de translittération des langues slaves, y compris du bélarussien vers le français, approuvées par l’Association Internationale des Slavistes, mais les journalistes les ignorent complètement et décrivent hardiment tous les Bélarussiens en tant que Russes : pourquoi Loukachenko alors qu’il est Lukašenka, pourquoi Alexievitch alors qu’elle est Aleksievič, pourquoi Latouchko alors qu’il est Latuška, pourquoi Babariko alors qu’il est Babaryka, pourquoi Tikhanovskaïa alors qu’elle Cichanoŭskaja, etc. ? Pourquoi les journalistes français russisent les noms propres bélarussiens ? La même chose est observée pour la transmission des noms géographiques du pays. Dans Libération, le Monde et le Courrier International les villes bélarussiennes sont décrites comme des villes russes, en fait ce sont Hrodna ou Harodnia et non pas Grodno, Homel et non pas Gomel, Viciebsk au lieu de Vitebsk, Barysaŭ au lieu de Borisov, Astaviec au lieu d’Ostrovets, etc. En outre, les signes diacritiques n’effraient pas les journalistes lorsqu’ils écrivent des noms propres lituaniens, polonais ou tchèques, mais pour une raison inconnue ils sont complètement ignorants dans le cas du bélarussien. Outre les anciennes et claires recommandations des slavistes sur la translittération des noms propres bélarussiens et disponibles sur le site de la BNF, il existe d’autres recommandations approuvées par l’ONU et le Comité d’Etat du Bélarus sur les ressources terrestres, de géodésie et de cartographie.
Et quand je me retrouve en France, je suis vraiment étonné par le fait que les livres d’auteurs bélarussiens dans les librairies françaises sur les étagères portent la mention « littérature russe » ! Je ne comprends pas pourquoi je dois chercher dans la bibliothèque du centre Pompidou des livres sur le Bélarus dans les rayons consacrés à la Lituanie, l’Ukraine et la Russie ?!
Quand je rentre au Bélarus mon étonnement s’agrandit et je pose les questions suivantes : pourquoi l’ambassade de France au Bélarus translittère-t-elle les noms des rues de Minsk à partir de la langue russe ? Et le plan du métro de Minsk avec les noms des stations sur la page de l’ambassade n’affiche pas le bélarussien, pas le russe, mais un dialecte martien ou même la fameuse trasianka, ce baragouin russo-bélarussien parlé par le dictateur bélarussien.
En fait, cette approche est déprimante, car il s’agit simplement d’un manque de respect, d’ignorance et parfois simplement d’humiliation. L’affirmation de R. Barthes selon laquelle toute langue est fasciste est connue, mais j’aimerais croire que les journalistes français le font simplement par ignorance et non pas par ce fascisme de la langue. Bien que plus de sensibilisation et de connaissances soient attendues des journalistes politiques. En plus, même sur l’exemple du nom du pays, il est clair que la plupart des journalistes francophones préfèrent la forme Biélorussie, comme le conseille l’Académie française. Cette institution respectée affirme qu’un tel nom a toujours été utilisé pour décrire le pays de M. Chagall (ou bien Šagal ?). Mais ce n’est pas vrai. La forme Biélorussie n’est apparue en français qu’après la Seconde Guerre mondiale. Par conséquent, la forme Bélarus, qui est utilisée trente dernières années moins souvent en France et plus souvent au Québec, en Suisse ou en France parfois dans le magazine L’Express, a parfaitement le droit de remplacer la forme Biélorussie. En fait, c’est une question d’habitude. Je comparerais la situation du rejet de la forme Bélarus et des versions bélarussiennes de la translittération en général avec le rejet de la féminisation des noms de métiers et de professions. En 2000, les journaux français féminisaient rarement les noms des professions, mais la mobilisation de la société a radicalement changé la situation. Je vous rappelle aussi que grâce aux événements du Maïdan en Ukraine, les journalistes français ont appris qu’il s’avère possible et nécessaire d’écrire Kyiv au lieu de Kiev, Lviv au lieu de Lvov, etc. Je pense que le moment est venu pour les journalistes de devenir un peu plus raisonnés, plus précis, plus sensibles, plus solidaires et juste plus courtois pour décrire l’autre, pour décrire un pays, une culture qui a donné au monde Marc Chagall, Nad(z)ia Léger et Sviatlana Aleksievič. Dans le cas bélarussien, l’ignorance et la russophilie de nombreux journalistes français peuvent apporter du ressentiment et effacer une partie de la vérité, une partie de quelque chose d’important et d’authentique. Cela bloque tout simplement un dialogue culturel entre la France et le Bélarus. Pendant des siècles, les Bélarussiens ont vécu à l’ombre d’autres nations et langues, qui les décrivent encore et souvent sous une forme tordue. Pendant des siècles, les Bélarussiens ont vécu, selon le principe, comme dit l’adage bélarussien « bien que la casserole ne soit pas au four », c’est-à-dire qu’en raison de l’oppression et de la marginalisation constantes, ils ont accepté tous les noms qui leur étaient donnés au cours de l’histoire. L’essentiel était de leur fournir les conditions minimales de vie et de survie. Il semble que les Bélarussiens ont commencé à se débarrasser de ce minimalisme, de cette dépendance des autres et de ce fatalisme. D’autres cultures et langues, dont le français, peuvent également y contribuer. Même si chaque langue, y compris le français est une langue fasciste, comme l’a soutenu R. Barthes, c’est aussi, je veux le croire, la langue de l’humanisme et des droits de l’être humain.
28.02.2021: Aller à Londres pour découvrir le Bélarus
Eh, oui, désormais pour saisir le Bélarus, il ne faut pas obligatoirement aller au Bélarus ! Il sera plus simple à la majorité des Occidentaux d’aller à Londres à la fameuse bibliothèque diasporale de Francysk Skaryna1 (et au musée, par la même occasion). La-bàs tous les intéressé-e-s pourront découvrir une très riche collection de livres, de périodiques et d’archives consacrés à la culture, à la littérature et à la langue bélarussienne. C’est le plus grand centre d’études bélarussiennes en Europe créé après la Seconde guerre mondiale. Il se trouve à Finchley, un très charmant quartier de la capitale britannique. Au printemps lorsque les magnolias en floraison envahissent l’espace, ce coin londonien devient véritablement incontournable, charmant, à la fois très bélarussien et exotique. C’est ici que se trouvent deux maisons de la diaspora bélarussienne achetées après la Seconde guerre : l’une abrite la mission catholique et l’autre la bibliothèque-musée de Skaryna.
Cette dernière attire tous ceux qui viennent à Londres pour travailler dans les archives, feuilleter ou même lire l’un des rares romans ou récits écrits par un-e auteur-e de la diaspora. Très souvent ces textes ne sont disponibles en Europe que dans ce lieu.
Même si les francophones s’intéressent rarement à la culture bélarussienne, il y a quand même une raison pour les spécialistes et les esthètes des lettres d’aller dans ce coin de Londres. A la bibliothèque se trouve une petite et très inattendue collection d’ouvrages et de périodiques en français sur le Bélarus. Ici on peut trouver les œuvres des premiers spécialistes français sur les études bélarussiennes – un ouvrage collectif Les confins de la Pologne, Mémoire sur la Lithuanie et la Ruthènie Blanche (1919), La Russie Blanche (1929), Les Blancs-Russes (1929) de René Martel, La langue polonaise dans les pays ruthènes (1938) d’ Antoine Martel ou Le mouvement biélorusse et la Pologne (1939) d’Ambroise Jobert. Là aussi sont disponibles des œuvres sur le Bélarus écrits par un Polonais sympatisant de la cause bélarussienne – p.ex. Les Blancs-Ruthènes et la question blanche-ruthène (Paris, 1918) de Jozef Siemienski.
Il faut noter aussi des textes des premières décennies du 20e siècle traduits du bélarussien afin de toucher la communauté internationale d’alors. Il s’agit des Mémoires des représentants de la Ruthénie blanche à la Troisième Conférence des Nationalités (Lausanne, 1916), Les bases de l’Etat de la Ruthénie Blanche de Doŭnar-Zapolski (Hrodna, 1919), Procès 490 de la Ghromada biélorusse à Vilna (Prague, 1928).
Les archives et les textes en français écrits par la diaspora bélarussienne de France, de Belgique et même du Québec sont depuis des années 1960–70 se trouvent également ici. Il s’agit des textes écrits par Leŭ Haroška, Michas Naŭmovič ou Liavon Rydleŭski.
Puis l’une des curiosités de ces fonds est la presse diasporale, en particulier géorgienne en français où il y avait une rubrique consacrée au thème bélarussien. Au début des années 60 le journal La Nation Géorgienne a attribué une page aux Bélarussiens. On y trouve des articles d’actualité sur l’identité bélarussienne, sur la russification au Bélarus, sur la vie des dissidents en URSS et celle des immigrés bélarussiens en France ou sur l’appellation du pays, par exemple. Cette dernière question reste d’une grande actualité même à présent. Le Bélarus indépendant est connu par inertie et toujours dans le sillage de la tradition russo-française comme la Biélorussie. En fait, le gouvernement du pays n’a aucune politique culturelle, aucune vision réellement indépendante du pays, il accepte cet état de chose – l’invisibilité ou tout simplement l’ombre du grand voisin. Il ne fait rien pour promouvoir la culture, la langue et les lettres bélarussiennes. Il boycotte presque le premier prix Nobel de littérarture du pays attribué à Sviatlana Aleksievič. Il ignore le message des linguistes et l’ancienne tradition locale de la transcription des noms propres bélarussiens (Vasil Bykaŭ, Harodnia, Viciebsk, Polacak, Miensk, Berascie, Mahiloŭ, Aleksievič, Lukašenka, etc.) tout en préférant les traditions russe et française (Vasil Bykov, Grodno, Vitebsk, Polotsk, Minsk, Brest, Mogilev, Alexievitch, Loukachenko, etc.). Alors que la diaspora bélarussienne de France déjà dans les années 30–50 du dernier siècle essayait de construire les relations avec la France sans aucune tutelle russe ou soviétique. De ce point de vue, il est nécessaire de noter le combat mené par Mikola Abramčyk, le président du Rada bélarussien en exil, et surtout par Leŭ Haroška, un prêtre et un écrivain de diaspora qui avec l’aide du Vatican a pu garder et imposer l’appellation « biélarussien » (et non pas soviétique ou même russe) aux ressortissants bélarussiens de l’URSS. Au demeurant la diaspora est la seule instance à traduire et à exprimer correctement les appellations bélarussiennes, en conformité de la tradition et des règles de langue.
Enfin, la découverte récente dans les archives de la bibliothèque d’un roman écrit par un Bélarussien de Belgique dans les années 40 du dernier siècle a surpris tout le monde, y compris les Bélarussiens de diaspora. Un roman bélarussien francophone – une première pour la littérature bélarussienne ! Le texte était resté inconnu, perdu dans les archives pendant 70 ans, jusqu’au printemps 2015. Il a été détecté le jour de la mort du chef spirituel des Bélarussiens de diaspora – et l’un des fondateurs de la bibliothèque Aliaksandar Nadson2.
Le texte détecté sous le titre Jean et Jacques, ou le Faux paradis est un roman autobiographique qui parle des blessures, des traumas d’un Bélarussien soviétisé, russifié qui a réussi à s’évader en Occident. Le héros est un Bélarussien qui recherche ses origines, qui regrette le Bélarus perdu dans le giron de la Russie. Même si parfois le roman est un peu moralisateur et écrit d’une manière schématique et artificielle, c’est la première tentative de donner aux lecteurs francophones une vision bélarussocentriste du monde, de l’histoire de la région. De ce point de vue, le roman est curieux et digne d’attention. Et puis l’identification de lа paternité de ce livre continue…
Cette bibliothèque est devenue vraiment une sorte de Mecque pour les intellectuels du Bélarus qui rêvent de venir pour travailler, fouiller dans les archives, parler aux Bélarussiens de diaspora. Hélas ! Ils en ont rarement la possibilité (car il est difficile d’obtenir un visa).
Et puis paradoxalement ce coin de Londres reste le dernier bastion du bélarussien classique, du bélarussien non soviétisé, non russifié, du pur bélarussien dit de Taraškievič3. Les Bélarussiens d’ici ont gardé leur langue dans l’état qu’elle était avant la russification des années 1930–50. Ils écrivent et parlent comme autrefois. En fait, ils parlent naturellement comme l’intelligentsia bélarussienne d’avant le goulag. C’est l’une des raisons de plus pour venir ici et écouter l’authentique langue sauvegardée – non pas au Bélarus, mais à Londres ! Enfin, c’est ici loin du Bélarus et assez éloigné de France ou de Belgique que se fait actuellement la rédaction du premier dictionnaire bélarussien-français.
En fait, la bibliothèque-musée de Skaryna remplace tout un Etat ou au moins s’est transformée en une sorte du Ministère non-officiel de la Culture et du Livre bélarussien.
Bref, bienvenue à Londres, cette fois Londres bélarussienne !
1 Francysk Skaryna (les 15–16 siècles), un homme de lettres bélarussiennes du Grand-duché de Lituanie (aujourd’hui Bélarus et Lituanie). Il est célèbre pour avoir été le premier à traduire et à imprimer la Bible en vieux-bélarussien. Son œuvre a profondément influencé la langue et la littérature bélarussienne dont il est souvent considéré comme le précurseur.
2 Le Père Aliaksandar Nadson (1926–2015), le visiteur apostolique des fidèles gréco-catholiques bélarussiens à l’étranger et une figure de proue de la diaspora bélarussienne en Grande-Bretagne.
3 Branisłaŭ Taraškievič (1892–1938), un philologue bélarussien qui a décrit et codifié en 1918 la norme de transcription du bélarussien moderne.
26.02.2021: Des prêtresses dans certaines communautés de vieux-croyants du Bélarus du Nord (sur le rôle et la place des femmes dans la vie religieuse des vieux-croyants de la région de Viciebsk)
Il est impossible d’imaginer une femme prêtre dans le christianisme oriental moderne, en particulier dans l’orthodoxie. Néanmoins, les vieux-croyants, étroitement associés à l’orthodoxie, admettent une telle possibilité. Les vieux croyants sont des groupes dе tradition orthodoxe russe qui se sont séparés de l’Église orthodoxe russe suite à leur refus des innovations introduites par le patriarche Nikon au 17-e siècle. Ces groupes se sont dispersés à travers toute l’Europe orientale mais aussi en Asie (Sibérie) suite à la répression menée par l’Eglise officielle qui a entrepris la réforme. Au début russes (au 17-e siècle), les vieux-croyants ont trouvé refuge en terres bélarussiennes, lituaniennes et polonaises et petit à petit se sont intégrés à ces cultures. Vers les 19–20-e siècles une grande partie des vieux-croyants d’Europe Orientale se sont assimilés – sauf une misère minorité – aux Polonais, Bélarussiens et Lituaniens. A l’heure actuelle les vieux-croyants constituent des cultures minoritaires dont certains membres se veulent Russes et certains se déclarent soit Bélarussiens, soit Lituaniens, soit Polonais. Au niveau culturel et linguistique ils sont parfaitement intégrés, voir assimilés aux cultures locales, avec cela ils gardent une spécificité religieuse qui devient véritablement une bonne arme contre l’assimilation totale. Face à la crise démographique d’où provient un problème d’impossibilité de transmettre sa culture à de nouvelles générations certaines communautés de vieux-croyants du Bélarus du Nord trouvent une issue – révisent leur vision traditionnelle du monde. Par exemple, les vieux-croyants non presbytériens ont accordé aux femmes un nouveau statut de chef de communauté, de leader spirituel1. A dire vrai ils ont simplement approuvé au niveau officiel ce que les femmes faisaient avant – remplaçaient des hommes, des prêtres, des précepteurs lors du service, du baptême ou de l’office des morts.
Le phénomène de l’ordination des femmes dans certaines communautés de vieux-croyants du Bélarus du Nord a paru au 20 e siècle. Les vieux-croyants locaux du 17–19 siècles ne confrontèrent pas à un tel phénomène. Mais au 20 siècle, certaines communautés de vieux-croyants sont gérées par des femmes. Ce sont des femmes qui agissent comme des prêtres (c’est-à-dire baptisent, disent la prière, disent l’office des morts et qui sont nommées en tant que responsables communautaires) . Il convient de noter que seulement les communautés de vieux-croyants non presbytériens admettent une sorte de prêtrise féminine; les vieux-croyants presbytériens à l’instar des orthodoxes et des catholiques restent fidèles à la pratique et à la tradition séculaire, le sacerdoce des prêtres n’est pas un droit ni un pouvoir: il s’agit d’un service conféré par l’Église, à la suite des apôtres. La revendication ne semble pas avoir été soulevée dans ce contexte. Notons également que les vieux-croyants non presbytériens locaux (l’Eglise vieille-orthodoxe pomore du Bélarus) constituent la quasi-totalité des vieux-croyants du Bélarus, cela signifie qu’ils sont réunis dans une structure atypique, de non épiscopalienne qui ne connaît pas l’ordination classique. Le fait est que l’Eglise vieille-orthodoxe pomore du Bélarus ne reconnaît pas l’ordination comme un sacrement mais pratique cependant un rituel d’ordination. Là, la position de l’Eglise vieille-orthodoxe pomore ressemble beaucoup à celle des protestantismes pour lesquels l’ordination n’est pas non plus un sacrement. Cependant l’institution d’ordination reste importante pour les vieux-croyants de toutes les dénominations, car s’il y agit de la succession des traditions et du savoir intellectuel et symbolique propres aux chefs, aux leaders. Ainsi l’ordination même en tant qu’un simple rituel joue un grand rôle social et symbolique. Pour les vieux-croyants non presbytériens la prédestination principale du leader spirituel ou du chef de communauté (car ils n’emploient pas les terme prêtre ou pop (sviatar ou baciuska), mais précepteur (nastaunik)) réside dans l’organisation de la vie religieuse, dans le savoir d’organiser et de motiver les gens d’aller à l’église. Entre autres le précepteur est une sorte de symbole de la communauté, une personne qui aide les confrères et les consœurs à ne pas oublier de leur appartenance.
Si l’ordination n’est pas un sacrement, certains pourraient appeler le sacerdoce vieux-croyant caricatural et artificielle par rapport à l’institution du sacerdoce catholique ou orthodoxe. En tant qu’ethnologue on s’intéresse moins à toutes les nuances théologiques de la question et plus à des causes et des fonctions réelles de ce phénomène. On va comprendre quel rôle joue l’institution de prêtrise féminine dans la vie des vieux-croyants modernes, pourquoi elle s’est développée, comment elle est vue par les croyants eux-mêmes.
Une culture, qui est menacée d’extinction ou d’assimilation, est normalement, quoique pas obligatoirement, admet des innovations, des astuces pour survivre. Or, une culture minoritaire et surtout en danger ne se permet pas de rester conservatrice, figée, car cela lui menace d’extinction, la prive de la dernière chance. Alors elle va jusqu’au bout et introduit de nouveaux mécanismes, refait les frontières intérieures, admet des choses inadmissibles. C’est pourquoi les vieux-croyants non presbytériens de la région de Viciebsk ont révisé une question de femmes et l’ont rationnellement décidé en faveur de la prêtrise féminine. Dans les district de Sumilina et de Polacak de la région de Viciebsk les femmes qui exécutent les fonctions de prêtre sont appelées soit de diaconesses (papaddzi), soit de supérieures (ihumenni), soit de femmes-prêtres, soit tout simplement prêtres, soit de femmes qui font le pope (papujuc’)2. Traditionnellement elles sont bénies par le président de l’Eglise pomore qui réside à Polacak. Alors tout se passe officiellement et non pas fictivement, les femmes exercent leur pouvoir spirituel non seulement de la volonté des habitants du village ou du bourg où elles vivent, mais avant tout par la bénédiction du chef de l’Eglise. Il faut noter que la tradition de la prêtrise féminine est assez récente, elle n’a paru qu’après le Seconde guerre mondiale. Et elle a été provoquée par une situation extrême de l’absence des hommes, des prêtres-hommes qui sont morts dans la guerre. Ainsi la prêtrise féminine n’est pas due à la volonté de l’égalité des sexes au sein de la communauté de vieux-croyants, mais avant tout à une simple rationalité. Primordialement les femmes ont été admises au pouvoir spirituel pour une raison de la sécurité de la communauté. En plus dès le début les paroissiens s’optent pour le sacerdoce des femmes, c’est pourquoi ce changement radical n’a pas amené au schisme au sein de la communauté. Il est intéressant de noter que la majorité des hommes et des prêtres entretenus pendant de nombreuses expéditions à travers la région de Viciebsk se sont prononcés pour les prêtresses, alors que beaucoup de vieilles-croyantes étaient soit réservées, soit même hostiles à une innovation pareille. Lors d’une expédition un précepteur viciebskois a remarqué qu’il n’y a pas de différence entre un homme instruit et une femme instruite, car on est tous égaux devant dieu. D’après ce précepteur la femme est disposée à gouverner de même que l’homme. La seule exigence du leader, du prêtre est d’être “pur”, c’est-à-dire de mener un mode de vie monial, de pouvoir renoncer à la vie mondaine. Si une femme choisit ce chemin, elle a le droit d’être prêtre. Le district de Sumilina de la région de Viciebsk (le bourg mais aussi quelques villages d’alentours – Miahi et Zaborié) est connu comme une région-pionnière dans le prêtrise féminine. Dans les années 70 du siècle dernier une femme locale -la révérende Vosipauna – a été bénie par le chef des vieux-croyants pour se mettre à la tête d’une communauté villageoise. De plus dans les mêmes années une autre femme – la révérende Kirylauna – a été nommée en tant qu’une prêtre au village de Zaborié. Aujourd’hui une femme de Sumilina remplace le prêtre qui se situe à Polacak et qui ne vient à Sumilina que pendants de grandes fêtes. En son absence elle le remplace complètement. Elle fait beaucoup plus d’autorité que le prêtre officiel, s’il y a un mort ou un nouveau-né dans une famille vieille-croyante locale elle est chaque fois appelée pour effectuer un sacrement. Enfin, une autre femme du village de Bulaviski, près de Braslau, est à la tête de la communauté composée uniquement de femmes et de très vieux hommes. Elle est la fille d’un prêtre, alors depuis son enfance elle est éduquée comme si elle se préparait un jour à devenir une prêtre. Malgré un certain scepticisme des coreligionnaires du sexe féminin elle dirige la communauté, elle dit le service religieux, elle finalement est considérée comme une leader spirituelle.
Ainsi de nombreux villages habités de vieux-croyants connaissent la féminisation du pouvoir spirituel. Grâce aux femmes les vieux-croyants non presbytériens ont partiellement pu éviter l’assimilation, car elles organisent les services et par cela même empêchent aux coreligionnaires de passer soit à l’église orthodoxe, soit à l’église catholique, soit à l’athéisme passif. Il est intéressant de noter que les femmes-prêtres elles-mêmes minimisent leur rôle dans la vie communautaire. Dans certains cas elles ne veulent pas entrer en contact avec l’étranger pour parler de leur sacerdoce et généralement des femmes chez les vieux-croyants.
En analysant la prêtrise féminine vieille-croyante il faut noter que ce phénomène s’ensuit d’une grande tradition de la parité des sexes au sein de la communauté. Les traces de cette parité et puis de la prêtrise actuelle sont trouvables dans le passé: au 19-e siècle il existe un courant vieux-croyant dite de grand-mère quand une vielle dame de la communauté de vieux-croyants en tant que sage-femme délivre et baptise un enfant3. Puis au 20-e siècle pendant la période d’un athéisme guerrier soviétique quand la communauté a été décapité, les femmes remplacent les dirigeants, deviennent les cheffes de conseil de la communauté, mais aussi se mettent à la tête du chœur religieux. Enfin, après la Seconde guerre mondiale qui a tué tous les hommes actifs les femmes au début non officiellement puis officiellement remplacent les prêtres. Lors du dernier concile de l’Eglise vieille-orthodoxe pomore (non presbytérienne) du Bélarus ses participants ont officiellement reconnu la prêtrise féminine comme une nécessité absolue qui a pour but de conserver les traditions vieilles-croyantes et de garantir leur pérennité4.
Si les communautés de vieux-croyants non-presbytériens s’émancipent d’une manière radicale à cause de l’insignifiance de la prêtrise, la communauté vieille-croyante presbytérienne s’ouvre graduellement à une certaine féminisation du pouvoir sans accorder aux femmes le droit à la prêtrise. Avec cela les femmes occupent des postes administratifs importants. A l’égard de la question féminine le modèle vieux-croyant presbytérien ressemble beaucoup au modèle orthodoxe où la prêtrise féminine est vue comme un dénigrement ou même un blasphème. Lors des expéditions les simples femmes de la communauté vieille-croyante presbytérienne répètent sans cesse qu’« elles ne sont pas opprimées », que « les femmes sont plus sages que les hommes c’est la raison pour laquelle elles n’exigent pas des tâches de plus », que « le pouvoir à la maison leur suffisent entièrement ». En dernier lieu elles concluent que « de toute façon, au sein de la communauté tout dépend de la femme »5. Cependant malgré cette égalité de fait au niveau symbolique le pouvoir est toujours associé à l’homme.
En prenant en considération la diversité des communautés et des traditions vieilles-croyantes du Bélarus du Nord, il faut noter que la tradition de la prêtrise féminine est un phénomène assez nouveau, accepté uniquement par les vieux-croyants pomors. Avec cela la tradition de la complémentarité des sexes est connue par tous les courants, néanmoins elle varie d’un village à l’autre, d’un courant à l’autre et grosso modo prend deux modèles particuliers : d’un côté, un modèle presbytérien, traditionaliste, conservateur, fermé sur soi-même, de l’autre côté, un modèle non presbytérien, émancipateur, ouvert aux appels de la modernité. Avec cela les deux modèles restent unanimes à considérer la différence de principe entre l’homme et la femme comme un élément fondamental de l’existence. En tant que de bons chrétiens, ils divisent le monde humain en deux parties différentes : masculine et féminine. Ils vivent avec une conception binaire des sexes : ainsi la société vieille-croyante comme aucune autre société n’échappe pas à l’hiérarchie masculin-féminin. Ce qu’ils peuvent faire c’est juste changer ou reconstruire les rapports entre hommes et femmes au sein de leur communauté et non pas renoncer complètement à ce modèle dominant archaïque et universel, et c’est le cas des vieux-croyants. Ainsi donc la prêtrise féminine quoique ouvre aux femmes l’accès au pouvoir y compris un pouvoir spirituel n’est pas en soi un événement révolutionnaire. Ce phénomène ne met pas en doute l’existence des sexes quoique propose au monde une configuration alternative des rapports des sexes et de la répartition des tâches et des rôles impropres au modèle traditionnel.
1 Полоцкие староверы – поморская ветвь (Les vieux-croyants de Polacak, un courant pomor), l’entretien avec le chef de l’Eglise vieille-orthodoxe pomore (non presbytérienne) du Bélarus, Vitebskij Kurier, 36 (452), le 15 mai 1998.
2 L’information rassemblée lors de nombreuses expéditions dans les villages vieux-croyants de la région de Viciebsk effectuées pendant 2002–2009.
3 Миловидов В.Ф. Современное старообрядчество (Milovidov V. Les vieux-croyants modernes), Москва, 1979, p. 20.
4 http://www.starover.religare.ru/article6161.html.
5 L’information rassemblée lors de nombreuses expéditions dans les villages vieux-croyants de la région de Viciebsk effectuées pendant 2002–2009.